L'individualisme de notre société contemporaine
L’Homme n’englobe désormais plus autrui dans sa conception du monde ; il s’y place au centre, en tant que personnage principale et unique d’une histoire qu’il pourrait lui-même se forger, sans jamais nécessiter le besoin d’autres individus. Cet égoïsme se retrouve partout, de la publicité aux évolutions de nos modes de vie, en passant par la conversation et le non-respect croissant des uns envers les autres.
Les conversations sont aussi très intéressantes à suivre dans cette période individualiste. Plus les années passent, moins les Hommes ne s’écoutent. Le dialogue, qui a si longtemps eu pour but principal de communiquer est en train de progressivement évoluer vers autre chose. En effet, et de plus en plus, le dialogue nous permet d’écouter nos brillantes remarques et nos fabuleuses expériences de la vie, entre celles de notre interlocuteur, qui manifestement prend autant de plaisir que nous à s’écouter parler. Un indicateur le démontre bien mieux que toutes les analyses du monde, à savoir la terrible présence grandissante du « moi je ». L’Homme n’est désormais pas plus différent de deux enfants surenchérissant l’un après l’autre leurs aventures trépidantes dans le jardin de leurs grands-mères respectives ; le jeu de question-réponse disparaît, pour laisser place à des monologues interposés.
Je parlais aussi du non-respect croissant des uns envers les autres. L’exemple le plus terrible qui puisse démontrer cette idée est celui des agressions croissantes dans les voies de métro. Il y a encore quelques années, on craignait de prendre les voies peu fréquentés au beau milieu de la nuit, mais désormais, le danger est omniprésent. Pensez-y, si une femme sans défense s’est faite violée par deux personnes au beau milieu d’un wagon bondé sans qu’aucun des passagers ne réagisse, n’est-ce pas là le signe d’une société à la dérive ? A mes yeux, le danger est bien réel, et de plus en plus présent.
L’individualisme, lorsqu’il est modéré, peut être un parti pris tout à fait respectable. En revanche, lorsqu’il atteint un stade où les Hommes craignent un simple hématome et préfèrent regarder ailleurs lorsqu’une femme subît la pire des humiliations et le pire des outrages, il me semble qu’il y a un problème de grande envergure.
De mon côté, j’ai pu constater, au cours des mes vingt années d’existence un aspect fondamental de l’Homme. En effet, selon moi, l’Homme peut comprendre autrui, mais il ne peut pleinement se comprendre lui-même.
Lorsque nous faisons face à quelqu’un dans le désarroi, notre position, extérieure à sa situation, presque dénuée de sentiments, à moins que l’individu nous soit proche, nous permet d’entrevoir des solutions que lui n’aurait pas vu, et d’aboutir à des conclusions qu’il n’imaginait même pas.
Lorsque nous écoutons autrui parler, que nous l’observons lorsqu’il agît, nous parvenons, après quelques temps, à dresser un portrait de son comportement, de son caractère. Or, malgré toutes nos années d’existence, et l’ensemble de notre vie que nous passerons à nous entendre et à nous voir, nous ne parvenons que très approximativement à faire preuve d’objectivité vis-à-vis de nous même. Pour que nous nous comprenions réellement, nous avons besoin du regard et de l’esprit d’autrui. Lui seul, totalement détaché des motifs nous poussant à agir et étant en dehors de nous, peut objectivement nous apprendre qui nous sommes et comment nous fonctionnons. Or nous vivons dans une société où l’égocentrisme est une vertu et où autrui n’est qu’un désagrément. Et pourtant, qui n’a jamais eu envie de se découvrir ? Qui n’a jamais eu envie de parler avec autrui, et d’apprendre comment le monde le voit, l’interprète ? Il me semble qu’il est dans la nature humaine de chercher à comprendre ce que nous sommes, ce que nous voulons et ce que nous faisons. Se faire face chaque jour, sans jamais se comprendre me paraît bien trop déstabilisant pour être une situation confortable.