Manuel de l'Etudiant Pompeux

MANUEL DE L'ETUDIANT POMPEUX
Chapitre IV - Les Rivaux
Beaucoup considèrent, dans l’enseignement public, que les étudiants pompeux, notre caste, ne comporte que les détritus des écoles bourgeoises privés où l’on relève le col de son polo Ralph Lauren, et où l’on se prend un rail de coke dans les toilettes avant d’aller en cour. A cela, nous disons non.
Du point de vue de notre idéologie, nous ne pouvons nous associer à ces jeunes branleurs. Voyez-vous, l’étudiant pompeux se doit d’être un élève d’université public. Il doit arpenter les amphithéâtres, connaître ce que des générations de virtuoses, quels que soient leurs registres, ont traversé, avant d’arriver au sommet de leur gloire. Qu’on ne se mente pas, mai 68 était la révolte des universités publiques, pas des écoles privées bourgeoises et aveugles.
En d’autres termes, l’étudiant pompeux se doit d’être un enfant du peuple, un géni populaire, et non un intellectuel ayant vécu toute sa vie dans une bulle de fric, pour ensuite regarder les jeunes de banlieue comme un entomologiste regarderait des fourmis.
Non, nous ne sommes pas comme eux. Rien ne doit aveugler notre jugement omniscient, et rien n’érigera jamais de barrières entre l’Homme et nous.
Vous le remarquerez assez vite, l’étudiant pompeux aime beaucoup de gens, et beaucoup de gens l’aiment ; mais ce n’est pas pour autant qu’il n’a pas d’ennemis, ni d’adversité.
Ainsi, au-delà des gueux adaptés et des souverains chargés de TD, se situent le véritable rival, la cible principale : l’étudiant friqué privé. Celui là, on ne lui accorde rien, et on a plutôt tendance à s’arranger pour que l’opinion publique, comprenez les autres étudiants, soient relativement cruels dans leurs jugements vis-à-vis de lui.
Au départ, rien ne poussait les étudiants pompeux à cracher ostensiblement sur les étudiants privés friqués. Le combat éternel, le bien contre le mal, le blanc contre le noir, prit sa source lorsqu’un beau jour, un étudiant privé friqué à la langue trop pendue et à l’audimat trop vaste instaura une nouvelle philosophie de la vie. Les écrits et autres preuves ayant disparus, voici, grosso-modo, ce que ce leader proclama :
« Salut les potes ! Ecoutez, je sais que la vie est belle, qu’on a plus de ronds que beaucoup et qu’on n’a pas peur de le montrer. Je sais aussi qu’on ne se cache pas quand on dépense de l’argent dans tous les sens alors qu’à côté, dans le public, ils économisent pour s’acheter toutes les clopes qu’ils veulent le mois d’après. Mais vous ne pensez pas qu’on pourrait faire plus ? »
Suite à cette introduction alléchante, l’audimat était fixé aux lèvres de leur nouveau chef. Qu’allait-il donc proposer, suite à cet élogieux constat ? Tous en cœurs, ils hurlèrent «SI ! ».
Comme toute audience se respectant, elle n’eut pas le temps d’établir ses propres propositions, qui, sait-on jamais, auraient pu être plus tolérantes, plus égalitaires…Le conformisme social était en marche, et les faibles allaient suivre le fort. Le leader poursuivit.
« Bon, tout le monde ici sait que nous ne sommes pas pauvres. Tout le monde ici sait aussi que ces fameux pauvres, honteux, sont au courant de cette inégalité. Ils savent aussi qu’on ne peut rien y faire, ni eux, ni nous, et ça les énerve. Du coup, certains plus virulents que d’autres ont tendance à nous reprocher d’être riche, alors qu’on a rien demandé pour ça. »
Bien qu’intelligent, le leader des étudiants privés friqués fit l’omission qui provoqua la guerre. En effet, jamais il ne dit que ces gueulards, qui les insultaient et les frappaient simplement pour avoir plus de ronds qu’eux étaient, avant d’être pauvres, une bande de gros cons sans cervelles. Mais il était trop tard, la foule était déjà conquise…
« Je vois que vous aussi, vous savez de quoi je parle. Vous devez alors savoir que les choses ne doivent plus se produire de la sorte ! »
« Alors j’ai une proposition à vous faire. On sait maintenant que dépenser sans se cacher, mais sans se la ramener, ça ne sert à rien. Alors autant se la jouer, regarder les pauvres de haut, et casser la gueule de ceux qui nous regardent de travers ! Si on porte le premier coup, tout devrait bien se passer, et on devrait les calmer, ces salauds ! »
Alea Jacta Est. L’étudiant privé friqué venait de stigmatiser son signe distinctif : la détention d’un pouvoir d’achat bien plus élevé que celui de la middle-class.
Au départ, on se rassurait dans les milieux défavorisés, on se disait que tout irait bien, qu’une situation aussi anormale se verrait sanctionnée par un jugement social, par une autarcie ou je ne sais quoi d’autre ! Et puis, de toute manière, ces jeunes branleurs arrivés à la fin de leurs études sans diplômes devraient bien se taire et faire de la manutention pour s’en sortir.
Or, ce que ces hommes et ces femmes n’avaient pas envisagés une seule seconde, c’est que même après leurs études, certains parents étaient assez cons pour encore lâcher de l’argent à leurs enfants fainéants et incapables, sans considérer les sommes. C’était foutu.
La haine pris donc le pas sur la raison, et, par un cheminement intellectuel bizarre, quelques années après, on en arrivait à un point où il était mal vu d’avoir des sous et d’être de gauche, comme si les friqués étaient forcément conservateurs, mélancoliques d’une époque où ils prendraient encore plus d’argent partout, et d’un système les encourageant à le garder pour eux sans jamais penser aux autres. Ridicule.
Quoiqu’il en soit, nous, étudiants pompeux, nous retrouvons dans ce bordel, possesseurs de parents, eux-mêmes possesseurs d’un certains pouvoir d’achat, lui-même donné par le père d’un étudiant privé friqué.
Nous sommes dans le public, et nous nous battons, inspirés par des BHL et autres (beaucoup d’étudiants pompeux ne connaissent que lui, et certains vont même jusqu’à affirmer qu’il est de droite, c’est dire…), contre les inégalités sociales, et l’annihilation du pauvre, à l’échelle nationale comme mondiale. Cela, nous l’affirmons devant nombres de témoins, nous le hurlons à qui veut bien l’entendre, et nous le prônons comme une philosophie de la vie. En d’autres termes, nous nous auto-désignons « friqués généreux ».
Mais pourtant, lors de longues soirées, alors que l’alcool et les drogues coulent à flot, que nous avons chaud et que nous sommes heureux, souvent, l’un d’entre nous profite d’un instant de silence entre deux fous-rire pour lâcher « quand même, y’a pire que nous là non ? », avant d’éclater d’un rire jubilatoire ne signifiant qu’une seule et triste chose : j’en ai rien à foutre des autres, je suis juste heureux d’avoir de la chance…