Manuel de l'Etudiant Pompeux

Publié le par Scalix

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MANUEL DE L'ETUDIANT POMPEUX

Chapitre VI - Elle


L’étudiant pompeux est un idéaliste frustré.

Il se persuade de son esprit libre, de sa capacité transcendante à interpréter, à comprendre, et à analyser la réalité. Il sait et se plait à répéter à tout le monde que l’ère des idées n’existe plus, que rien ne change avec des pensées, et encore moins lorsqu’elles sont utopiques. Rien ne change avec l’esprit ; seule l’application concrète et visible compte.

Seule la réalité serait en mesure de modifier sa conception de la vie, du monde, des autres, et de tout ce qui le débecte en général. Pire encore, s’il a un semblant d’audace, de virulence et qu’il est sûr de lui, il parvient sans grande difficulté, dans ce monde où l’on cherche à constamment exhiber son pseudo-intellect, à imposer son avis, à en faire une référence ou une évidence. Ainsi, la nouvelle génération d’écrivain se complaît dans le rôle d’observateurs critiques et acerbes, sans jamais avoir ni l’audace ni l’envie d’imaginer un monde meilleur. Et tout le monde pense comme eux, puisqu’ils ne font que regarder et retranscrire.

Et puis pourquoi le monde deviendrait-il meilleur de toute manière ? La vie des hommes est sensiblement la même depuis des millénaires : manger, ou être mangé. La seule distinction provient du fait qu’aujourd’hui, se faire manger, c’est ne pas avoir un rond, avoir une conjointe qui ferait fuir un lépreux et vivre dans un petit appartement investit par les cafards, dans un quartier qui sent fort l’urine et le vin bon marché.

Le fait établit, l’étudiant pompeux se déculpabilise. Il se sent légèrement salaud tout de même, de cracher à la fois sur le système tout en profitant de ce qu’il nous offre : le pouvoir sur ceux qui n’en ont pas.

Se prendre en permanence pour le roi du monde, ne nous voilons pas la face, c’est jouissif. En ce faisant, il critique les pourritures capitalistes, il crache sur les désespérés qui n’osent même plus se plaindre, il encourage la virulence des opinions, l’extrémisme, la coercition populaire. Il attend l’acte qui pourrait changer les choses. Qu’ils aillent foutre le bordel, et qui sait, si les choses changent réellement, on arrivera peut-être à en tirer notre épingle du jeu.

C’est dégueulasse, mais ce n’est pas de leur faute, c’est le système qui veut ça. Le paradis est ouvert aux pions inconscients, non ? Mais est-il seulement ouvert aux jeunes snobinards, à la fois rebelles et profiteurs ?

De toute manière, les choses sont ainsi faites, et leur vision des choses est fixe. Dans ce triste monde, rien ni personne ne saurait les convaincre de la stupidité de leurs actes ; ils sont moins cons que les autres. Et si jamais quelqu’un d’intelligent tente de leur démontrer qu’ils font fausse route, ce n’est qu’un parasite qui refuse l’hypothèse d’un monde où il serait pris en pitié par ceux qu’il prend actuellement en pitié.

Tout est si simple lorsque l’on ne veut rien voir, et rien entendre.

Alors pourquoi faillait-il que tout change ? Pourquoi fallait-il que le doute s’instaure ? Pourquoi devait-elle exister ?

Pour qu’un mouvement revendicatif fonctionne, quel qu’il soit, une cohésion interne est essentielle. Le groupe doit se soutenir mutuellement ; tout le monde doit apprendre à penser comme les autres, les autres doivent apprendre à penser comme vous, à tolérer vos ajouts, et vous à tolérer les leurs. Cet équilibre précaire ne tient qu’à un fil. Si l’un des piliers s’effondre, le reste de la pyramide pourra peut-être subsister quelques temps, mais ne parviendra jamais à récupérer l’éclat de ses premières heures.

Il est étrange de constater à quel point tout est éphémère. Aujourd’hui, les idéaux, les revendications et les plaintes changent aussi vite que les modes ; et dieu sait que la mode change rapidement.

Ainsi, les étudiants pompeux allaient-ils, à leur tour, sombrer dans le conformisme le plus ridicule et le plus honteux de tous en s’émoussant peu à peu ? Ils étaient pourtant si tenaces, si provocateur. Ils choquaient tout les autres, et s’amusaient de voir tout ce petit monde les contempler bouche béante, lorsqu’ils prônaient toutes les atrocités possibles et imaginables tout en crachant sur les plus belles revendications de l’humanité. Certains riaient aussi, à leur étrange forme d’humour, et ils appréciaient cet audimat.

Ils avançaient à grand pas dans la vie adulte, pensant qu’il leur suffirait d’oser dire tout et n’importe quoi et d’avoir un fondement revendicatif pour briller, pour se mettre à l’abris de tous les constats les plus désolants qui font soupirer tout le monde. Ils étaient joviaux et fiers d’eux.

Or rien ne dure, comme je l’ai dit.

Insidieusement, alors que tout promettait de perdurer, et même de s’affirmer, alors que certains sombraient peu à peu toujours plus loin dans le jeu, le doute s’instaura.

Ce fut d’abord comme le réveil d’un saoulard à la langue trop pendue qui, un lendemain de débauche, se remémore sa soirée et ses pathétiques affirmations jusqu’à ce que la coupe soit trop pleine, et que sa conscience murmure : « j’ai dit ça moi ? ». Pourtant, sur le coup, il était persuadé que ces phrases élégantes et engagées méritaient d’être citées par de grands penseurs.

Il s’avère qu’un beau jour, ce fut l’un des pionniers du mouvement pompeux qui éprouva cette sensation.

Le jour où ce fut le début de la fin, il ouvrit les yeux à côté d’elle.

Elle était belle ce matin là. Ses longs cheveux bruns glissaient gracieusement le long de sa nuque, et s’étendaient jusqu’au milieu de son dos. Elle respirait calmement, avec une sérénité que l’étudiant pompeux ne connaît pas. Lui, il est toujours vif, il dort mal, il pense sans cesse à ce qu’il fait, aux raisons l’ayant poussées à devenir ce qu’il revendiquait encore hier.

Le doute.

Se pourrait-il qu’une autre façon de voir les choses existe ? Cette dite-manière pourrait-elle être plus juste, sans pour autant être plus aveugle ? Il la regarde : elle dort si bien, et pourtant, elle sait.

Elle sait que les choses ne tournent pas rond, elle sait qu’elle aurait pu naître avec le même corps, le même esprit, dans un foyer moins favorisé. Elle sait que tout est fragile, et que le bien est désormais remplacé par le profit.

Peu de temps auparavant, l’étudiant pompeux riait de l’idiotie de la nouvelle génération de femmes, de leur cupidité, de leur côté superficiel. De son appartement, il les voyait rentrer en troupeaux dans un club de gym prisé, s’entraîner pour devenir aussi belles qu’une couverture de magazine. Il se moquait d’elle. Non, il se foutait vraiment de leurs gueules et n’éprouvait pas la moindre once de respect pour elles. Il est choquant qu’aujourd’hui les hommes et femmes victimes de notre société de consommation aient plus de chances de réussir en étant beaux plutôt qu’en étant intelligents. Quelle satisfaction peut-on bien éprouver en sachant que l’on vend son corps à la pub et son âme au capitalisme ? Où est le plaisir, lorsque l’on réussit en devenant un objet ?

Elle ouvre les yeux, le regarde, soupire et se rendort, blottie contre lui. Il est choquant, pense-t-il, d’être aussi bien dans un monde qui va aussi mal. Deux secondes plus tard, il oublie le reste et ne pense qu’à lui, heureux d’être avec elle. Deux minutes plus tard, il pense à eux.

Ce jour là, l’étudiant pompeux que j’étais à découvert le bonheur sans frustration. Une nouvelle vie commençait.

 

Publié dans Littérature

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